J’avais annoncé une série de billets suite à celui sur les valeurs du développeur. Vous pouvez les retrouver sur la page dédiée au Numérique Responsable. Il est temps de connecter tout cela pour nous intéresser au capitalisme de surveillance et à son impact sur la planète et les individus.

Une brève histoire du capitalisme de surveillance

Trouver une source de revenus pour le web

Google hiring

Dans son ouvrage “The Age of Surveillance Capitalism”, Shoshana Zuboff expose le concept de capitalisme de surveillance. Afin de mieux le comprendre, revenons rapidement aux origines du web.
Il y a fort fort longtemps, lorsque Tim Berners-Lee posa les bases du web et décida de mettre tout cela à la disposition de tous. Gratuitement. Le but était que chacun puisse librement créer et consulter tout ce qu’il veut sur le web.
Vers la fin des années 90, certaines entreprises décidèrent de recourir à la publicité afin de financer les sites et services qu’elles mettaient à disposition gratuitement. La publicité devint contextuelle suite à quelques déconvenues subies par Tripod et détaillées dans la série de documentaires Do Not Track. A partir du moment où la publicité devenait le moyen d’engranger de l’argent, il devint urgent de trouver comment maximiser ce profit. Malheureusement, lorsque le bénéfice est une fin en soi et le seul indicateur de réussite, la nature des moyens employés passe au second plan.
Il est aisé de déterminer la publicité à proposer en fonction du contenu. Un site sur les mangas est le bon endroit pour proposer de la publicité pour des figurines de personnages issus de ces ouvrages. Ce qui ne sera pas forcément le cas pour le site d’une animalerie.
Une autre possibilité est de déterminer la publicité en fonction de ce qu’on sait de l’utilisateur. En effet, via votre navigateur, il est possible d’en apprendre beaucoup sur vous. C’est ce qu’on appelle le microtargeting. Un système d’enchères peut alors être mis en place pour savoir qui s’emparera de chaque espace publicitaire sur le site, en fonction de la personne en train de naviguer sur celui-ci.

La survie de Google

“The best minds of my generation are thinking about how to make people click ads.” - Jeffrey Hammerbacher

La fin des années 90 avait marqué l’essor incroyable d’entreprises liées au web et au numérique, des profits record et surtout des investissements considérables. Sauf que soudain, au tout début des années 2000, la bulle économique des startups explosa. La fin de la récré avait sonné et les entreprises devaient désormais trouver comment être rentables et solides.
Parmi elles, Google remportait un succès grandissant grâce à son moteur de recherche sobre et efficace (à l’opposé de Yahoo et son foisonnement de gadgets). Restait à voir comment assurer la rentabilité de cet outil gratuit. Certes, le référencement payant était une source de revenus mais cela restait insuffisant. C’est alors qu’apparut une solution miracle : collecter les données des internautes (sur leurs recherches et leurs habitudes sur internet) afin de construire des modèles prédictifs (au sens de machine learning) permettant de cibler au mieux les publicités qui leur sont proposées à travers le web. Et c’est bien là aujourd’hui le moteur financier de Google.
Cette décision marqué un tournant pour le milieu de la tech.
D’une part pour Google qui multiplia les outils et services afin de mieux vous connaître et mieux transmettre ces informations aux autres géants de la tech. (Quitte à mettre fin prématurément à certains services et à investir des millions pour en racheter d’autres comme ce fut le cas pour Youtube. Avant son rachat, Youtube n’était pas encore rentable. L’ajout du microtargeting, entre autres via un système prédicitif pour les recommandations, a permis de remédier à cela.
D’autre part pour ceux qui décidèrent d’accueillir à bras ouverts ce modèle (Facebook et autres).
Enfin, le web tenait le moyen de proposer gratuitement ses services.

Le progrès en marche

Quelques années plus tard, un nouveau bouleversement allait accélérer la cadence : l’arrivée dans nos vies de smartphones. Dorénavant, le web était partout avec nous et ses services omniprésents qui ont su se rendre indispensables. De nouvelles fonctionnalités permettaient de faire émerger d’autres besoins et le modèle bien pratique du microtargeting et le business des données personnelles étaient déjà bien rôdés. Là aussi, Google veille au grain et ne tarda pas à réagir à la percée d’Apple en mettant la main sur Androïd. Heureusement, certains proposent des alternatives, de même que des moyens de scruter les applications qu’on utilise au quotidien. Fortement lié à la question des données personnelles, ce sujet sera l’objet d’un article ultérieur. De plus, l’émergence des smartphones a aussi donné un essor sans précédent à l’économie de l’attention qui, via des dark patterns et plus généralement un design soigneusement conçu, capte et rend accros les utilisateurs afin d’en apprendre toujours plus sur eux et de leur proposer davantage de publicités. Jusqu’à modifier leur comportement.
Les objets connectés représentent eux aussi la quintessence du capitalisme de surveillance : collecter nos données afin de nous proposer un service (et de générer du profit). Certains thermostats connectés peuvent ajuster la température à la demande mais aussi automatiquement lorsque vous être présent dans votre domicile. Les enceintes connectées sont à votre écoute pour répondre à vos besoins. Amenez tout ceci à l’échelle supérieure et vous obtenez une ville connectée.
La machine du capitalisme de surveillance est donc bien lancée et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Prenons donc le temps de nous intéresser à ses outils et moyens afin de mieux cerner ses impacts.

Attention, le propos ici n’est pas de dénigrer les apports du numérique et tous les services qu’il peut apporter mais bien de remettre en question le modèle économique ainsi que les priorités de ceux qui conçoivent ces outils et services. Au-delà du solutionnisme technologique se posent la question de l’éthique et de prioriser la planète et les individus.

Les outils et impacts du capitalisme de surveillance

Comme nous venons de le voir, la collecte des données personnelles des internautes s’appuie sur tout un réseau d’outils.
Principalement, celle-ci s’articule autour de deux logiques :

  • l’internaute saisit ses données en échange d’un service (collecte active)
  • les services récoltent les données de l’internaute, plus ou moins à son insu (collecte passive).

Collecte active

On trouve principalement dans cette catégorie les formulaires de saisie où l’internaute entre ses informations (pour s’inscrire sur un site, passer une commande, etc). Nous sommmes donc dans une situation où l’utilisateur donne volontairement ses données en échange d’un service précis.
Présenté ainsi, ceci ressemble à un échange de bons procédés. Toutefois, il reste à voir si l’utilisateur a bien conscience des utilisations qui seront faites de ses données. Tout se joue ici dans les conditions d’utilisation du site, qui ne sont que rarement lues car souvent incompréhensibles par le commun des mortels.
Sans compter que certaines données exigées sont parfois clairement superflues.
Le RGPD a pour but de remédier à cela en demandant aux entreprises une totale transparence sur l’utilisation faite de ces données et en exigeant que le consentement des utilisateurs soit explicite. Si l’intention est louable et quelques victoires ont pu être obtenues, on est encore loin aujourd’hui de ce qui serait souhaitable pour les internautes. Reste que la démarche est petit à petit déclinée dans d’autres pays, traçant la voie pour une meilleure réglementation générale autour des données personnelles.

Collecte passive

Pour commencer, sachez que votre navigateur permet de vous identifier ou a minima d’en apprendre énormément sur vous. Les trackers (GoogleAnalytics et autres) sont le nerf de la guerre. La vocation de base de l’outil est de proposer au propriétaire d’un site de mieux comprendre qui fréquente son site afin de déterminer ce qui fonctionne ou pas. Certains sont très complets et GoogleAnalytics reste dans le haut du panier. Sauf que, bien entendu, les données ainsi collectées partent chez Google.
Sachez que, pour mesurer l’activité sur votre site, des alternatives comme Matomo, GoAccess et Volument existent.

Des impacts et une lueur d’espoir

Toute cette logique de capitalisme de surveillance a bel et bien un impact sur notre vie privée, via nos données personnelles. Mais aussi sur notre planète. En effet, tout ce dispositif a un impact environnemental non-négligeable.

GPRD && USAToday

Dans le cadre du RGPD, USA Today a fait le choix de proposer une version européenne de son site allégée de ses scripts et publicités. La taille du site est alors passée de 5.2 MB à 500KB. 90% de réduction en supprimant ce qui est inutile à l’utilisateur, c’est une belle leçon de sobriété fonctionnelle.
Sans compter le bénéfice considérable pour la performance, permettant ainsi à un public plus large d’accéder au site (car charger 5MB sur son mobile n’est pas une mince affaire pour tout le monde).
Et ce n’est là qu’un symptôme de ce qui se profile plus généralement : la logique du capitalisme de surveillance gangrène le web et alourdit les pages. Au-delà de l’aspect intrusif, ceci ralentit donc le web et nuit considérablement à l’expérience utilisateur. Ce que les entreprises font pour leur profit se fait ici au détriment des internautes.
Gerry McGovern s’est penché plus en détails sur l’impact environnemental de Google Analytics et les chiffres sont édifiants. On en serait à des milliers de tonnes de gaz à effet de serre chaque année rien que pour l’utilisation et le stockage des données via Google Analytics. Il y aurait probablement à redire sur la méthodo employée mais je pense qu’il touche là un point sensible et très pertinent. Une autre étude s’est penchée sur l’impact environnemtal des publicités en ligne et aboutit à des chiffres du même ordre de grandeur.
Pour ce qui est des trackers et du microtargeting, les journaux en ligne ont fait partie des plus gravement touchés a priori. Pourtant, le New York Times a fait le choix de revenir à de la publicité contextuelle pour ses utilisateurs européens et a vu ses revenus publicitaires augmenter. Un journal hollandais a stoppé la collecte des cookies pour revenir là aussi à des publicités contextuelles et partage le même constat. Et c’est peut-être là la grande vérité : les entreprises n’auraient pas besoin du microtargeting! Sans compter que le fait de revenir à des publicités contextuelles pourrait modifier le sens des priorités : il ne s’agirait plus de mieux connaître l’utilisateur mais de lui proposer du contenu de meilleure qualité.
D’autres remettent en cause la pertinence de la publicité en ligne et du référencement payant à travers des cas concrets (notamment celui d’ebay). Au-delà de ça, il reste beaucoup à faire sur l’intégration des pubs en ligne, d’un point de vue technique, pour réduire leur impact.
Enfin, cette logique d’en savoir le plus possible sur l’utilisateur pour exploiter ses émotions en vue de le faire cliquer sur des publicités engendre de nombreux biais. Le microtargeting est devenu un enjeu politique mais aussi sanitaire. En effet, il facilite la propagation des fake news et le coronavirus l’a bien démontré.

Conclusion

Le web avait été pensé pour la création et l’accès gratuit aux informations. Au tournant des années 2000, cette gratuité a commencé à reposer sur la collecte de données personnelles, entre autres à des fins publicitaires. Cette machine s’est emballée à l’arrivée des smartphones, via l’économie de l’attention.
Aujourd’hui, ce dispositif porte atteinte à notre vie privée, à notre capacité d’attention, sans compter les enjeux politiques et sanitaires liés au microtargeting. L’impact de tout ceci sur la planète est conséquent, alors même que notre attention est détournée de l’urgence climatique à des fins publicitaires.
Si nous voulons faire face aux menaces qui pèsent sur notre société, il est indispensable de repenser dès aujourd’hui la gratuité du web. Pas pour y mettre fin mais pour lui reconstruire des fondations respecteuses des individus et de la planète. Ce sujet est très complexe et je compte bien y revenir par la suite. D’ici là, je vous invite à jeter un oeil à The Social Dilemma et au documentaire du même nom, disponible sur Netflix. Et cherchez une pétition afin de les encourager à accélérer leur migration vers des énergies renouvelables.