J’avais annoncé une série de billets suite à celui sur les valeurs du développeur. Vous pouvez les retrouver sur la page dédiée au Numérique Responsable.

Cette fois, intéressons-nous au design attentionnel. Cette notion regroupe toutes les pratiques de design qui visent à nous rendent accros à nos smartphones et plus généralement à certains outils numériques.
Pour aborder ce sujet, posez-vous ces questions :

  • Quelle est la première chose que vous faites le matin? Le plus souvent, il s’agit de consulter son téléphone.
  • Combien de fois allumez-vous votre téléphone dans une journée? 10? 20? 30 fois? Davantage?
  • Combien de temps chaque semaine passez-vous sur votre téléphone? Androïd et Apple proposent désormais nativement des outils pour mesurer cela. Vous risquez d’être surpris par le résultat.

Economie de l’attention

Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’économie de l’attention dans les articles qui commencent à apparaître un peu partout. Reprenons les choses depuis le début.
Grâce à Internet, l’information est devenue (globalement) gratuite et accessible à tous. En retour, il faut accepter d’y consacrer du temps : pour trouver l’info, vérifier sa pertinence, comparer plusieurs sources, etc.

Exemple 1 : si vous voulez acheter une TV, vous allez sur internet et vous comparez les modèles, les prix, les avis des consommateurs. Et, chemin faisant, vous allez peut-être tomber sur un site marchand qui va vous convaincre d’acheter chez lui.

Exemple 2 : une pandémie arrive et vous voulez vous tenir au courant, savoir comment ça évolue, ce qui est mis en place dans votre pays. Vous allez trouver des tonnes d’infos, certaines moins fiables que d’autres. Les infos arrivent en permanence ou presque, ce qui vous amène à y consacrer beaucoup de temps. Sans compter les risques liés au doomscrolling.

Le risque aujourd’hui est de passer énormément de temps sur Internet car la profusion d’informations fait qu’on va naturellement chercher à les comparer voire dériver de notre recherche initiale (via les suggestions de youtube ou les liens dans les pages wikipedia, entre autres).
Donc, oui, on passe du temps sur Internet, souvent plus qu’on ne le croit.
Et ce n’est pas anodin.

Enjeux et conséquences

L’intérêt est entre autres (comme souvent) financier. Il y a 15 ans déjà, le PDG de TF1 annonçait vendre à Coca-cola du temps de cerveau disponible. Car, évidemment, ce temps de cerveau peut déclencher un achat ou influer sur les décisions de l’acheteur potentiel.
On est aussi dans le domaine de la personnalisation de l’expérience (ou de l’intrusion dans votre vie privée). Plus vous passez de temps sur une plateforme, mieux vos habitudes et goûts seront connus. Facebook vous propose de télécharger une archive de votre activité passée, Google propose de personnaliser les annonces (ce qui est un levier fréquemment utilisé). C’est aussi ce qui permet à Amazon de vous faire des suggestions d’achat, jusque dans votre fil d’actu Facebook.
Vous vous en doutez, on rejoint ici la question de la vie privée et des données personnelles, sujets qui seront abordés plus en détail dans un billet ultérieur.
Une autre conséquence de ces nombreuses solicitations est la réduction de notre capacité d’attention. Celle-ci était en l’an 2000 de l’ordre de 12 secondes. En 2017, elle était tombée à 8 secondes. Afin de donner un ordre d’idée, celle d’un poisson rouge est de 9 secondes environ.
En conclusion, nous avons des applications et sites qui grignotent notre temps de cerveau disponible et réduisent notre capacité à nous concentrer sur des sujets autrement plus importants (comme l’urgence climatique, par exemple). Après un exemple concret, nous verrons comment ceci fonctionne.

L’exemple de Netflix

Vous avez peut-être déjà vu cet exemple mais, pour le CEO de Netflix, leur principal concurrent est le sommeil. Pas Amazon Prime, HBO ni les réseaux sociaux. L’intérêt financier pour Netflix est que vous passiez le plus de temps possible sur leur plateforme et, pour cela, tous les moyens sont bons :

  • le passage automatique à l’épisode suivant après quelques secondes (ou à une bande-annonce d’un autre produit qui peut vous intéresser),
  • les suggestions (par mail ou notification) pour ce qui pourrait vous intéresser en fonction de ce que vous avez déjà regardé,
  • la notification de l’ajout de quelque chose qui peut vous intéresser

Saviez-vous que pour chaque série et film, Netflix stocke plusieurs vignettes et va afficher pour vous celle qui correspond le plus à vos habitudes de visionnage? Vous regardez beaucoup de programmes mettant en scène des personnages racisés? Attendez-vous à voir des vignettes mettant en avant les personnages racisés, même s’ils n’apparaissent que quelques minutes dans le programme.

Ce qui capture notre attention

La dopamine est un neurotransmetteur libéré lorsque l’on reçoit des récompenses inattendues. C’est ce que l’on retrouve avec les machines à sous : le résultat est différé et inattendu. L’attente contribue à augmenter la libération de dopamine donc le plaisir ressenti.

Slot

Le chargement de Facebook suit exactement la même logique, le nombre de notifications et de messages apparaissant en dernier pour être plus impactant sur notre cerveau. Pour en apprendre plus sur la dopamine et comment certaines applis mobiles s’appuient dessus pour nous rendre accros, je vous recommande une série de documentaires d’Arte.
Ce n’est pas nouveau et les fans de certains jeux en ligne et jeux mobiles connaissent bien ce phénomène à travers (entre autres) des mécaniques de gachapon (tirage aléatoire de récompense + collection à compléter = effet maximal). Ce qu’on peut trouver aussi avec les loot boxes. Le lien a été fait entre ces procédés et les paris, tendant vers une volonté de certains de les rendre illégaux ou en tout cas d’en réguler l’utilisation. https://designersethiques.org/ Un autre effet des notifications et de l’abondance d’informations est le FOMO (Fear Of Missing Out) : la peur de passer à côté d’une information, d’un message. Au final, ce n’est pas tant cette information ou ce message qui créent l’addiction mais la décharge de dopamine résultant de leur apparition.
Cette logique de stimulus suivi d’une récompense crée en nous de nouvelles habitudes et parfois une sensation de manque.
Dernier exemple pour la route : le scroll infini de vos fils d’actualités (et la mini-frustration ressentie lorsqu’on finit par retomber sur des infos qu’on a déjà vues).
Au final, on identifie donc deux logiques différentes mais complémentaires : capter l’attention (via des indications visuelles telles que les couleurs, des messages anxiogènes, des vidéos lancées automatiquement, etc) mais aussi créer des habitudes (conditionnées par la libération de dopamine).

Pour aller plus loin sur cette question, je vous conseille les ressources suivantes :

Diagnostic et bonnes pratiques

J’espère que tout ceci vous aura aidé à comprendre comment notre cerveau peut être manipulé et éloigné de ce qui devrait être ses priorités.
Afin de s’en prémunir et de ne pas nuire à nos utilisateurs, voyons plus en détail comment tout cela fonctionne.
Je vous propose pour commencer quelques articles sur le rétro-design de l’attention. Ceci vous amènera naturellement à creuser la question des dark patterns, ces petits outils de design qui viennent manipuler le comportement de l’utilisateur. Certains vont très loin, comme cette publicité pour mobile qui contenait une image de cheveu pour que les utilisateurs cliquent dessus en essayant de faire partir le cheveu (hé oui). Ce qu’il faut en retenir, c’est que certains sont devenus extrêmement bons dans ce domaine.
Pour assimiler tout cela mais aussi voir comment y remédier, l’ouvrage Calm Technology semble plutôt synthétique. Il est dans ma pile de lecture pour les vacances et revient régulièrement dans les discussions sur le sujet.
Si vous voulez pousser plus loin l’analyse d’outils existants, Designers Ethiques propose une première version d’une matrice d’évaluation de la captologie. A titre personnel, vous pouvez d’ores et déjà adopter quelques bonnes pratiques. Pour moi, le top 3 des astuces qui font une vraie différence serait :

  1. Désactiver les notifications (si ce n’est pas un message qui vous est personnellement adressé par un humain, ça peut attendre)
  2. Passer votre smartphone en nuances de gris (les couleurs vives attirent l’oeil et distraient)
  3. Gardez votre smartphone loin de la pièce où vous dormez. Votre sommeil n’en sera que de meilleure qualité.

Data Detox

Prendre conscience de tout ce qui a trait au design attentionnel est un bon point de départ. En effet, ces trucs et manipulations fonctionnent moins bien lorsqu’on les connaît.
Pour aller plus loin, vous trouverez sur le web divers kit de detox (oui, on en est là) afin de reconstruire un rapport plus sein à internet et à votre smartphone :

Conclusion

Le design attentionnel relève bel et bien de la question de l’éthique. Il est de notre devoir de créer des services numériques en ayant en tête ce qui a un intérêt pour l’utilisateur. C’est pourquoi je vous recommande d’apprendre dès aujourd’hui à reconnaître ces dark patterns et autres manipulations qui cherchent à détourner notre attention ou à créer des habitudes qui ne nous sont pas bénéfiques. Si l’on ajoute à cela l’impact environnemental de nos usages du web, il paraît évident que ce design attentionnel va à l’encontre de ce qui est bon pour les internautes mais aussi pour la planète.
En bonus, je vous laisse réfléchir à l’impact de ces pratiques sur l’accessibilité.